Aujourd’hui encore, pour s’approvisionner en eau potable, les femmes du village de Ahomey Gblon dans la commune de So-Ava, à 35 km de Cotonou, doivent porter leur croix. Mais malgré la longue distance, les incidents de route… elles ne sont pas prêtes à abandonner le combat. C’est le prix à payer pour sauver leurs enfants des maladies du péril hydrique.
Ce jeudi 3 août, pendant que la nuit y est encore avec sa fraîcheur aigre entremêlée de petites gouttes de rosée, les femmes du village Ahomey Gblon (commune de Sô-Ava) se sont retrouvées à leur point de départ habituel.
Presque en haillons et munies de pagaies, de bidons, de calebasses, de seaux et bassines en plastique, elles se mobilisent autour de leurs pirogues affrétées pour le grand voyage. Elles se saluent à peine. Pas non plus le temps de bien disposer les ustensiles alors jetés pêle-mêle dans les pirogues. Remontant le lac pour Ganvié I, village lacustre qui attire de milliers de touristes chaque année, situé dans le sud ouest de la commune, dame Victorine Kpotin se met à fredonner une chanson. Elle sait que la route sera longue et qu’il lui faudra s’armer de courage. « En chantant, je ne me rends pas compte des 7km à parcourir sur l’eau; cela m’aide également à affronter facilement les péripéties éventuelles », souligne-t-elle.
Chemin faisant, d’autres pirogues font leur apparition et rejoignent celles qui étaient déjà sur l’eau. Le temps n’est pas aux palabres. Les échanges se limitent aux salutations, se laissant aller sous l’effet du vent.
Dans cette atmosphère morose déchirée par les seuls mouvements des pagaies, le soupir préoccupant de Annette Houndéton se fit entendre: « Quand allons-nous finir avec cela? ». Et comme personne ne lui répond, elle se résout à trouver en nous, un facile bouc émissaire: « Au lieu de chercher à nous interroger, tu ferais mieux d’informer ceux-là qui t’ont envoyé de ce que nous endurons. » Mais le climat ne va pas tarder à devenir relaxe. Elles viennent de passer 2 km et sont au centre de Sô-Ava. Le ralliement progressif d’autres « chercheuses d’eau » a contribué à détendre l’atmosphère. Les conversations vont bon train dans la langue « avagbo », la langue locale: on rit, on se taquine… la détente ne dure pas longtemps. Car, après Sô-Ava centre, la traversée des jacinthes d’eau devient très pénible, la circulation est quasi impossible. Mais comme souvent, la ténacité de ces femmes a encore payé. Quoique les perspectives dressées par Dominique Faizoun, agent de la mairie de Sô-Ava, restent pessimistes: « d’ici là, ce sera le comble car ces jacinthes vont remplir la surface de l’eau au point qu’elles ne pourront plus aller chercher l’eau ».
Juste après la corvée des jacinthes, les femmes se sont divisées en deux groupes, prenant deux directions différentes. Sur les abords de l’autre côté de la rive du lac Nokoué, voici que les pirogues ont commencé à s’aligner l’une derrière l’autre devant une case servant de protection à la pompe d’eau. C’est Ganvié I, là où a lieu l’approvisionnement en eau potable des femmes de Ahomey Gbon. C’est un double château totalisant plus de 40 m3, avec des panneaux solaires et un réseau de 4 bornes fontaines. Au beau sommet de cette case, un homme assis, que les femmes saluent dans leur langue. Affable, il leur répond et les invite à plus se rapprocher de la case. Un long tuyau sortant par une entrée de la case est orienté vers le premier plastique de 100 litres d’eau de la première femme à prendre l’eau. Après s’être faite servie, elle cède la place à une autre et prend aussitôt le chemin de retour sans attendre les autres et ainsi de suite. De 5 h 30, ce n’est qu’aux environs de 11 h 30 que les femmes sont de retour dans leur village. Et non sans incident. Car, elles devront subir « l’enfer » des barques motorisées, transportant des personnes et des biens. « Leur passage fait tanguer les pirogues des femmes et elles perdent des quantités d’eau importantes », témoigne Dominique Faizoun. « Ces femmes qui ne peuvent s’y rendre qu’une seule fois dans la journée sont obligées parfois de faire des surcharges à telle enseigne que le moindre vent fait basculer la pirogue et renverse toute l’eau. C’est un véritable calvaire », renchérit Laure Pierron de l’Association française des volontaires du progrès en séjour au Bénin pour appuyer la mairie de cette commune dans la mise en place de sa politique de gestion participative.
Le village de Ahomey Gblon disposait depuis 1990 d’un double château d’eau totalisant 30 m3 d’eau, et ayant des panneaux solaires permettant d’alimenter un réseau muni de 5 bornes. Début 1998, ce système est devenu non fonctionnel suite à une défaillance du convertisseur. La population se retrouve contrainte de se déplacer afin d’avoir de l’eau. Le secrétaire général de la mairie de Sô-Ava, Nestor Dossou Mignanwande, face au chemin de croix des femmes explique que cette corvée est une réalité dans cette commune lacustre.
Mais pour ces femmes, il n’est pas question d’arrêter cette corvée quotidienne. « Car, l’eau potable nous sauve la vie », déclare Annette Houndéton. Une certitude qu’elles tiennent du drame qu’a connu une de leur amie qui a perdu Yekini, son enfant de six ans en 2005 suite à une épidémie de choléra. « On n’a pas pu le sauver parce que sa maman l’a amené tardivement. C’était trop tard », nous confie Désiré Kindjihossou, infirmier depuis 2002 au centre de santé de la commune. Dans cette commune lacustre où plusieurs villages ne disposent pas d’adduction d’eau et où les communautés luttent pour leur survie, les maladies hydriques sont monnaie courante. « Ici, nous avons régulièrement des cas de diarrhée, vomissement, fièvre typhoïde; des cas liés aux déshydratations sévères qui entrainent le plus souvent des cas de choléra », signale-t-il. Et pour le médecin chef qui confirme cette situation, il n’y a pas de doute, le manque d’accès à une eau potable en est la principale cause. « Le manque d’eau potable, la mauvaise hygiène de l’eau sont à l’origine de toutes ces maladies », explique le médecin généraliste, Jean Agbégbanou.
Au Bénin, les maladies diarrhéiques constituent la quatrième cause de morbidité des enfants de moins de cinq ans. Et chaque année, selon le Programme Eau et assainissement (WSP) de la Banque Mondiale, 4300 enfants de moins de 5 ans meurent de diarrhée. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), ces décès sont à presque 90% directement attribués à l’impureté de l’eau et au manque d’assainissement et d’hygiène.
Une situation qui certainement durera encore plusieurs années dans cette localité où les latrines sont rares. (Pour le pays, en 2010, seulement 44,4% de ménages disposent de latrines). Ici, nous indique Annette Houndé, de la pirogue, il n’y a pas de latrine. « Nous nous débrouillons comme ça », ajoute-t-elle.
En effet, dans cette localité lacustre les latrines de fortune réalisées par les communautés avec des matériaux précaires rejettent tout sur les plans d’eau. Et même pour les techniciens, la particularité de cette zone lacustre où les habitations sont sur pilotis, rend difficile la réalisation de latrines selon les standards. Pour l’heure, Eau et Assainissement pour l’Afrique (Ex-CREPA) est en train d’expérimenter des options technologiques adéquates d’assainissement pour les communautés les plus démunies vivant dans les zones lacustres.
Mais en attendant, pour les femmes de cette localité qui vivent dans un pays où malgré la construction de points d’eau améliorés, les maladies hydriques n’ont pas diminué (selon l’Évaluation d’impact des programmes d’approvisionnement en eau potable et d’assainissement au Bénin, conduite par la Direction de l’Évaluation de la Politique et des Opérations (IOB) du ministère néerlandais des Affaires étrangères et le Département des évaluations du ministère fédéral allemand de la Coopération économique et du Développement (BMZ)), l’enjeu est encore grand et le bout du tunnel n’est pas pour aujourd’hui. Prêtes à faire la corvée d’eau pour prévenir la santé de leurs enfants, ces femmes sont décidées à faire la politique de leurs moyens en attendant un sauveur.