Cette année, beaucoup de pays africains célèbrent le cinquantième anniversaire de leur indépendance. Pour la plupart, ces pays se sont engagés dans le processus de la décentralisation. Quelle appréciation peut-on faire du chemin parcouru dans la mise en œuvre de ce processus ?
La décentralisation est une politique publique tout comme les autres politiques publiques que sont la politique de santé, la politique de l’éducation. Et à ce titre, elle poursuit une finalité : l’amélioration au quotidien des conditions de vie des populations. Ce sont les fortes attentes et aspirations des pouvoirs publics qui coïncident aussi avec les aspirations des populations.
Je dois dire qu’on avait de fortes attentes mais les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes. C’est le constat général que nous pouvons faire. Nous avons encore des segments importants de la population des sociétés africaines qui vivent sous le poids de la pauvreté.
De même, nous avons tous les indicateurs qui ne sont pas très élogieux. Quand on voit les indicateurs de l’économie, la part du Produit National Brut par pays et par personne ; si nous regardons le classement des Nations-Unies sur l’Indice de Développement Humain et si nous regardons enfin, l’atteinte des Objectifs du Millénaire pour le Développement, force est de reconnaître que le bilan n’est pas positif. Tous les pays de l’Afrique de l’ouest sauf le Cap-Vert sont dans les 40 derniers pays par rapport à l’indice de développement humain. Cela veut dire que la décentralisation qui est une politique publique qui aurait dû contribuer comme les autres politiques publiques au développement humain, n’a pas pu combler les attentes. Du moins, elle n’a pas pu atteindre les objectifs qu’on s’était fixés. Aujourd’hui, nous sommes classés parmi les pays à faible développement humain.
Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu des progrès. Partout en Afrique de l’ouest sauf en Guinée Bissau il y a eu l’élaboration des cadres législatifs et juridiques, des élections sont organisées régulièrement. Nous avons des collectivités locales qui contribuent au développement de leurs localités. Il existe désormais des maternités municipales, des écoles… Bref, les collectivités locales apportent beaucoup sur le plan social.
Sur le plan économique, les collectivités locales contribuent aussi à la mise en place de beaucoup de mécanismes. Mais, après 50 ans d’indépendance, le moins qu’on puisse dire est que beaucoup reste à faire. Il ne s’agit pas d’évaluation, mais d’un bilan global.
Les résultats ne sont pas à la mesure des attentes. Selon vous, qu’est-ce qui explique ces tâtonnements que l’on observe dans la mise en œuvre de la décentralisation dans les pays de l’Afrique de l’ouest?
Je pense qu’il existe plusieurs facteurs. Le premier facteur est une volonté non prouvée de promouvoir et de mettre en œuvre la décentralisation. Elle est peut-être mise en œuvre pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Les mauvaises raisons, c’est quand on veut satisfaire une clientèle politique. Parce que simplement, il n’y a pas assez de places à donner à la clientèle politique au niveau central. On crée les collectivités locales pour accroître l’offre politique. On peut également faire la décentralisation puisque cela constitue une mode ou ce sont les partenaires au développement qui le veulent, donc le gouvernement s’engage sans véritablement une volonté.
Les bonnes raisons, c’est quand on pense que la décentralisation est un instrument de développement. Quand cela est bien conçu, la décentralisation est un puissant instrument de développement participatif.
Il y a le manque de volonté politique ou une volonté politique non affichée. Lorsque la volonté politique n’est pas démontrée, cela ne crée pas les conditions propices au partage du pouvoir entre le gouvernement central et les collectivités locales. Et quand je parle de partage de pouvoir, ce n’est pas le transfert des compétences qui souvent se résume à des attributions administratives. C’est-à-dire ce que gérait auparavant l’Etat, est remis aux communes. Il faut gérer les stades, les centres de santé… c’est un partage de pouvoir selon lequel, on identifiera les fonctions qui seront mieux gérées au niveau local. Par exemple, pour fournir de l’eau à une ville située à 400 km de la capitale, il serait bien de transférer cette responsabilité aux élus choisis par les populations locales. Dans le partage des pouvoirs, il y a des fonctions qui se prêtent à l’exercice du pouvoir central, d’autres plus à l’exercice du pouvoir local.
Tout ce qui a trait à la sécurité, au maintien de la paix, à la lutte contre la pauvreté constitue des fonctions régaliennes et ne peuvent être transférées. En revanche, les secteurs tels que l’eau, l’assainissement, l’éducation, l’aménagement du territoire, sont susceptibles d’être gérés à la base.
Il ne s’agit pas uniquement de transférer les pouvoirs, mais il faut également affecter les ressources y afférentes. Ce qui n’est pas pour les beaux yeux du pouvoir local puisque la finalité, c’est la satisfaction des besoins des populations. Et le pouvoir central et les pouvoirs locaux, ont en commun d’offrir un mieux-être aux populations. Or, quand on regarde un peu la distribution de ressources dans les différents pays, on se rend compte que toutes les ressources sont concentrées au niveau central. Rares sont les pays qui acceptent d’attribuer plus de 5% des ressources nationales aux communes. Rares sont aussi ceux qui décentralisent le budget d’aide consacré à l’investissement. Ce serait bien si on arrivait à décentraliser ces fonds. Voilà un autre facteur qui limite la mise en œuvre de la décentralisation.
Le 3e facteur, c’est le problème de gouvernance. Les ressources transférées bien que faibles sont-elles bien gérées ? La question mérite d’être posée car même si l’on a un budget faible, l’essentiel c’est de bien l’exécuter. Il faut que le budget soit consacré réellement à l’amélioration des services.
Enfin, soulignons que les populations qui devraient non seulement contrôler les élus mais également contribuer à la mobilisation de ressources, ne comprennent pas toujours leur rôle. On parle d’incivisme fiscal, l’indifférence vis-à-vis de la gestion du bien public… D’aucuns tenteront d’expliquer ces comportements par la pauvreté mais je crois que les populations ont une grande responsabilité dans le processus de la décentralisation et elles ne doivent pas se résigner.
Comment faire pour que dans les années à venir, la décentralisation puisse contribuer véritablement au développement des pays?
Nous sommes au début d’un nouveau centenaire et avant d’évoquer la façon dont on doit conduire la décentralisation et les différentes politiques de développement, il faudra prendre conscience de l’évolution du contexte et du dynamisme. On parle du taux d’accroissement de la population, d’urbanisation. Les estimations font état de ce que d’ici 2020, 60% de nos populations vivront dans les villes. Actuellement, 50% de la population de l’Afrique de l’ouest vit dans la zone du littoral avec 80% des activités économiques.
De Dakar à Abuja, Cotonou, Douala… tout le monde veut vivre en zone urbaine. D’ici 2020, cette tendance va s’accroître et on aura jusqu’à 600 villes de plus 50 000 habitants alors que 100 villes vont approcher le million.
Dans un tel contexte, des gens auront besoin de logements, de terre, de routes, de centres de santé, d’écoles… ce sont des défis terribles. Comment les institutions chargées de la gouvernance vont-elles conjuguer leurs efforts pour faire face à ces défis ? Il faudra réfléchir sur les arrangements institutionnels. Ce qui amènera à voir si les types de structures disponibles actuellement sont à la hauteur de l’évolution. Ces métropoles d’un million d’habitants seront-elles gérées de la même façon? Il va falloir créer des entités assez fortes pour être à la mesure des défis en termes de gouvernance, d’organisation et également en termes de capacités de maîtrise d’ouvrage. Réussirons-nous à faire un meilleur partage des ressources et des responsabilités entre les différentes entités. Il s’agit de toute une série d’interrogations qui justifient pleinement qu’on prenne la mesure de l’évolution afin d’y apporter des réponses appropriées.
Dans le cadre de ces études, le PDM a fait une estimation des besoins de financement qui seront induits par l’accroissement galopant de la population pour les pays de l’UEMOA plus le Ghana. Ce qui s’élève à 17 milliards de francs CFA pour le niveau local, les investissements de l’Etat non compris. Comment obtenir un tel financement ? Certainement, la fiscalité locale, les transferts financiers de l’Etat vont y contribuer. Mais, il va surtout s’agir de l’adoption d’instruments financiers d’appoint pour les collectivités locales. Pour ce faire, il faudra miser beaucoup plus sur le partenariat public-privé. C’est un pari difficile, un pari qui n’est pas gagné d’avance mais si on y met la volonté politique, la gestion participative des affaires publiques, la bonne gouvernance des institutions locales, on sera au rendez-vous des défis.
Que peuvent espérer les pays de la sous-région du PDM en tant qu’accompagnateur dans les prochaines années ?
En terme d’accompagnement, le PDM se propose de réfléchir afin d’avoir l’unité d’analyse de la problématique de la décentralisation et de son évolution, de même qu’une unité de prise de décision sur tous les plans. Aujourd’hui, nous avons notre observatoire dont le rôle est d’abord l’évaluation des expériences dans les différents pays, de recenser les meilleures pratiques et de faire des propositions pour améliorer l’environnement de la décentralisation. Ensuite, l’observatoire a pour mission de susciter la réflexion sur les défis de l’Afrique de l’ouest et les moyens pour y faire face. Donc, notre apport sera plus concentré sur la réflexion. Par ailleurs, le PDM constitue un pôle d’expertise, il a beaucoup d’expériences et apportera sa modeste contribution à tous les gouvernements qui s’engageront pour de sérieuses réformes.
En ce qui concerne la gestion au quotidien des municipalités, le PDM aidera les collectivités locales dans la définition des politiques et stratégies adaptées pour l’amélioration des conditions de vie des populations. Nous nous chargeons également de recenser les outils et méthodes de gouvernance en Afrique et ailleurs et de les mettre à la disposition des collectivités locales pour qu’elles puissent s’en inspirer. Nous faisons aussi des expérimentations de sorte à amener les municipalités à s’engager vraiment dans des stratégies de fourniture de services. C’est la même chose en ce qui concerne le développement économique. Nous sommes actuellement dans le Borgou et nous appuyons les 8 communes du département à définir et mettre en œuvre des politiques de développement économique.
Avez-vous un message à l’endroit des autorités du Bénin et des autres pays africains qui célèbrent 50 ans d’indépendance ?
Je voudrais dire que nous avons des acquis certains en ce qui concerne les cinquante dernières années. Mais, nous devons prendre conscience que beaucoup de choses restent à faire. La décentralisation est un pari optimiste pour l’avenir. Grâce à ce processus, on se concentre au quotidien sur l’amélioration des conditions de vie des populations. La plupart des pays s’étant déjà engagés, je demande aux gouvernements centraux, de saisir cette formidable opportunité que nous avons pour réaliser les Objectifs du Millénaire pour le Développement. C’est une véritable chance qui nous permettra de réaliser le développement. Cette chance va s’accroître davantage le jour où on arrivera à construire des partenariats réels entre les gouvernements centraux et les collectivités locales pour faire face aux défis du développement. Ce n’est qu’en considérant les collectivités locales comme des partenaires, en mettant en place l’environnement approprié que nous allons faire de grands pas vers le développement. Il faut une conjugaison des efforts afin que les citoyens qui sont les bénéficiaires des services des institutions régionales, nationales et locales puissent voir leurs conditions de vie s’améliorer.